Pluies acides: un problème réglé grâce à un outil semblable à la tarification carbone
MONTRÉAL — La tarification carbone, que souhaitent abolir plusieurs premiers ministres ainsi que le chef de l’opposition à Ottawa, est un outil économique semblable à celui qui a permis de régler le problème des pluies acides, un des principaux enjeux écologiques des années 1980 et 1990.
Au cours des années 1970, de plus en plus d’études montrent que le dioxyde de soufre (SO2), provenant principalement de la combustion de charbon, se mélange à la pluie pour créer des pluies acides et empoisonner les cours d’eau, la faune et la flore et endommager les bâtiments.
Le problème touche particulièrement l’est du Canada en raison notamment des vents qui transportent le SO2 qui s’échappe des cheminées de certaines centrales au charbon du Midwest américain.
Au cours des années 1980, les pluies acides deviennent l’un des principaux enjeux environnementaux au pays et en 1991, deux administrations conservatrices unissent leurs efforts pour lutter contre cette pollution.
Cette année-là, le premier ministre Brian Mulroney et le président George Bush signent l’Accord sur la qualité de l’air.
Celui-ci prévoit une série de mesures dont un système de permis et d’échanges, pour réduire les émissions de SO2.
«C’est un programme qui a très bien fonctionné» et «qui a servi de base pour des systèmes de tarification du carbone en Europe par exemple», souligne Philippe Barla, professeur au département d’économique à l’Université Laval.
Entre la signature de l’accord en 1991 et l’année 2020, les émissions de dioxyde de soufre au Canada et aux États-Unis ont diminué de 78 % et de 92 %, respectivement, par rapport au niveau d’émissions de 1990, selon Environnement et Changement climatique Canada.
Cette solution a coûté «beaucoup moins cher» que si les gouvernements avaient utilisé «une approche réglementaire et imposé une technologie particulière», fait valoir le professeur Barla.
«Avec un système de permis et d’échange, les entreprises comme les centrales thermiques étaient complètement libres de trouver la meilleure manière de réduire leurs émissions» a ajouté le Philippe Barla.
Le professeur d’économie à l’Université de Montréal Charles Séguin souligne que les efforts pour diminuer les émissions de dioxyde de soufre ont porté leurs fruits notamment parce que les centrales aux charbons avaient des possibilités de substitutions techniques et technologiques.
«D’une part, le type de charbon bas en souffre a pu être utilisé. Ensuite on a pu installer des filtres sur les cheminées, et finalement on pouvait aussi se tourner vers d’autres sources de production d’électricité comme le gaz naturel, le nucléaire ou l’hydro. Ces options techniques et technologiques ont fait en sorte que les objectifs environnementaux ont pu être atteints sans impact trop important sur les consommateurs, ce qui a maintenu l’appui pour le programme».
Le système mis en place pour réduire les émissions de SO2, toujours en vigueur, fonctionne davantage comme le marché du carbone, dont fait partie le Québec, que la tarification carbone mise en place dans la majorité des provinces canadiennes.
Mais les deux types de systèmes, la tarification et le marché d’émissions sont «des instruments économiques semblables», selon le professeur d’économie Philippe Barla.
«On fixe des objectifs. Soit on fixe le prix, ça, c’est l’équivalent de la taxe carbone au Canada, ou soit on fixe la quantité d’émissions permises avec un système de permis et d’échange qui détermine le prix, ça, c’est comme le marché du carbone», ou le marché de dioxyde de soufre.
Le professeur souligne toutefois que la tarification carbone, souvent appelée taxe carbone, «peut-être plus visible», et donc, elle provoque plus d’opposition politique.
«Dans un système de permis échangeables, il va y avoir un impact sur le prix des biens qui produisent du carbone, mais de manière un peu indirecte.»
Par exemple, explique-t-il, au Québec le prix de l’essence a augmenté en raison du système de permis et d’échange d’émissions de CO2, mais «il n’y a pas une ligne sur la facture des consommateurs ou c’est écrit « taxe carbone »», donc «peut-être que politiquement, c’est un peu plus facile à faire passer» qu’une taxe.
Même si, souligne le professeur, dans le cas de la tarification carbone, Ottawa reverse les revenus perçus aux consommateurs.
Des bénéfices inattendus
Lorsque les gouvernements américains et canadiens se sont attaqués à la diminution des émissions de SO2 au début des années 1990, les liens de causalité entre le dioxyde de soufre et certaines maladies comme la maladie pulmonaire obstructive chronique n’étaient pas aussi bien documentés qu’aujourd’hui.
«Les avantages associés à la réduction des émissions de SO2 avaient été sous-estimés», explique le professeur Barla.
«Au départ, on pensait que l’essentiel des avantages proviendrait de la réduction de l’acidification des eaux, à cause des pluies acides. Mais en fait, il y a eu un avantage non prévu beaucoup plus important, c’est la réduction des problèmes de santé, par exemple pulmonaires.»
Une étude publiée en 2005 dans le Journal of Environmental Management, et qui a fait l’objet d’une évaluation par les pairs, estimait que «les bénéfices annuels» provenant de l’accord de réduction des SO2 «sont évalués entre 59 et 116 milliards de dollars» aux États-Unis.
Les auteurs Lauraine Chestnut et David Mills précisent «que les réductions des émissions entraînent des bénéfices pour la santé qui dépassent de loin les coûts» de «0,5 à 2 milliards de dollars» associés au système de permis et d’échange d’émissions de SO2.
Un problème moins complexe que les changements climatiques
La mise en place d’un système de tarification et d’échange d’émissions de SO2 a permis de pratiquement régler les problèmes de pluies acides dans le nord-est du continent. Toutefois, cet enjeu était moins complexe que les changements climatiques.
«Pour diminuer les émissions de SO2, les coûts étaient concentrés principalement sur le secteur des producteurs d’électricité qui produisent de l’énergie avec du charbon», alors que la décarbonation de l’économie touche tous les secteurs d’activités économiques à l’échelle mondiale, fait valoir Philippe Barla.
Les investissements nécessaires à la diminution des GES sont donc beaucoup plus élevés et les mouvements d’opposition à ces efforts sont plus nombreux.
Le Pr Séguin ajoute qu’il ne faut pas «sous-estimer l’aspect plus local des pluies acides en comparaison des gaz à effet serre», car les efforts américains ont donné des bénéfices tangibles aux États-Unis et aussi au Canada.
«Le fait de contrôler à la fois la source du problème et de bénéficier de la majorité des avantages facilite aussi grandement l’appui populaire», explique-t-il
Pour sa part, le Pr Barla souligne les les choses ont beaucoup changé sur le plan politique. «Autrefois, les conservateurs ou les républicains aux États-Unis étaient en faveur de mesures environnementales fortes», souligne-t-il en faisant référence notamment au président Richard Nixon qui a fondé l’EPA (Environmental Protection Agency). «Aujourd’hui, ça a beaucoup changé. On regarde Trump aux États-Unis ou Poilievre au Canada. Il y a une opposition assez claire à réduire les émissions de gaz à effet de serre.»
Les professeurs Barla et Séguin font partie des 365 économistes, professeurs et directeurs de départements, provenant des principales universités du pays, qui ont signé une lettre ouverte pour rectifier les faits sur «la tarification sur le carbone» au printemps dernier.
Selon eux, le débat public sur le sujet «n’est pas sain» et n’est pas fondé sur la réalité.
Ces universitaires font valoir que «non seulement la tarification sur le carbone réduit les émissions, mais elle le fait à un coût inférieur à celui des autres approches» et que «c’est une question de gros bon sens, car lorsque quelque chose coûte plus cher (dans ce cas, les combustibles fossiles), les gens en consomment moins, c’est une question d’économie fondamentale».
Le chef du Parti conservateur du Canada, Pierre Poilievre, promet de supprimer la tarification carbone au pays.
Les conservateurs martèlent que la tarification carbone rend la vie moins abordable pour les Canadiens. Les libéraux, de leur côté, plaident que grâce aux remises fédérales versées aux ménages, la plupart des Canadiens se retrouvent avec plus d’argent en fin de compte.